vendredi 23 octobre 2009

Mer Caspienne : Le casse-tête du partage

Depuis 1991, le bassin de la mer Caspienne est considéré comme l'une des plus importantes réserves énergétiques dont l'exploitation devrait connaître un développement important. D'après l'Agence américaine de l'énergie, le sous-sol de cette immense mer fermée de 374 000 km² et celui de ses abords immédiats renfermeraient environ 250 milliards de barils de pétrole de réserves prouvées et quelque 200 autres milliards de réserves supposées. Cette même agence américaine estime les réserves de gaz naturel à environ de 9,2 billions de m3. Sur une base moyenne de 50 euros le baril de pétrole et de 200 euros les 1000 m3 de gaz, l'évaluation chiffrée des réserves prouvées atteint à la somme colossale de 4 billions d'euros. De telles ressources placent, bien évidemment, la région au cœur d'une féroce compétition. Celle-ci, un temps initialement circonscrite à la Russie et aux États-Unis, est maintenant ouverte à de nombreux autres acteurs comme la Chine, la Corée du sud, l'Inde, le Japon et l'Union européenne. Le casse-tête juridique du partage de cette mer handicape sérieusement son exploitation et, par voie de conséquence, le développement économique de la région. L'absence de traité sur le statut de la mer Caspienne a, par exemple, bloqué de nombreux projets occidentaux dont celui du gazoduc transcaspien (d'un montant de près de 4 milliards d'euros pour une capacité annuelle envisagée de 30 milliards de m3) entre le Turkménistan et l'Azerbaïdjan et ralentit sérieusement le projet européen du « Nabucco »1.

A. Le partage de la mer Caspienne

1. Un enjeu juridique …

L'évolution des différentes positions des pays riverains sur le partage de la Caspienne au cours des dix dernières années souligne la nécessité de définir son statut international car, bien qu'à ce jour aucun accord n'ait été conclu entre les cinq pays riverains - Russie, Iran, Azerbaïdjan, Kazakhstan et Turkménistan -, son exploitation est déjà bien entamée. Les compagnies pétrolières y ont un intérêt évident. L'existence d'un régime juridique est indispensable au développement des ressources pétrolières et gazières de la Caspienne, pour l'acheminement des hydrocarbures par voie de surface ou la construction de gazoducs et oléoducs sous-marins.

Par ailleurs, de nombreux et importants gisements situés dans des zones contestées par plusieurs pays riverains comme celui d'Alov revendiqués par l'Azerbaïdjan, l'Iran et le Turkménistan, ou ceux de Chirag et Kiapaz, par l'Azerbaïdjan et le Turkménistan, constituent une source potentielle de conflits.

Jusqu'en 1991, date de l'écroulement du bloc soviétique, l'exploitation de la mer Caspienne ne soulevait aucun problème. La base juridique du statut de la mer Caspienne était définie par le traité soviéto-iranien de 1921 qui autorisait les Iraniens à posséder leur propre flotte et à naviguer sous leur pavillon, et faisait de la Caspienne une mer exploitée en commun et à égalité par les deux États riverains. Le traité soviéto-iranien de 1940 confirmait cet accord en définissant la Caspienne comme étant « une mer soviétique et iranienne ». L'éclatement de l'URSS avec l'apparition de trois nouveaux États riverains - l'Azerbaïdjan, le Kazakhstan et le Turkménistan -, a bouleversé la donne dans cette région.

2. Mer ou lac ?

Le statut juridique de la Caspienne est un sérieux sujet de discorde entre les pays riverains et la distinction entre lac et mer entraîne des conséquences diamétralement opposées. En effet, en droit international, l'utilisation des ressources d'un lac ne peut se décider qu'à l'unanimité des pays riverains, alors que, dans le cas d'une mer, chaque État riverain se voit attribuer des zones dont il est libre d'exploiter les ressources à sa convenance.

De plus, s'il s'agit d'un lac, les richesses « offshore » sont réparties en cinq parts égales alors que, dans le cas d'une mer, les eaux territoriales ne dépassent pas 12 miles nautiques soit environ 22 km. La Caspienne constitue donc une source de conflits entre, d'une part, la Russie, l'Azerbaïdjan et le Kazakhstan, qui souhaitent lui octroyer un statut de mer afin de pouvoir librement exploiter ses ressources et, d'autre part, l'Iran et le Turkménistan qui revendiquent le régime juridique d'un lac dans le but de partager en parts égales et à l'unanimité ses ressources.

Depuis 1991, les pays concernés militent, chacun en ce qui le concerne, pour le statut correspondant le mieux à leurs intérêts du moment qui évoluent avec la découverte et la localisation de nouveaux gisements.

a. Une position russe géométriquement variable

La Russie a longtemps défendu l'option « lac ». Pour Moscou, la mer Caspienne, n'étant pas reliée naturellement à l'océan mondial, constitue un lac. Les normes du droit maritime international traitant en particulier de « mer territoriale », de « zone économique exclusive » et de « plateau continental » ne lui sont donc pas applicables2. Moscou étayait également son argumentation sur l'existence des traités antérieurs à 1991 pour défendre le principe d'une exploitation commune de la Caspienne.

La Russie se référait aussi à la déclaration d'Almaty du 21 décembre 1991, acte fondateur de la CEI, par laquelle « les pays membres de la CEI garantissent le respect des engagements internationaux pris par l'ex-URSS3 » pour invoquer le respect du statut hérité des accords soviéto-iraniens jusqu'à ce qu'un nouvel accord soit signé par les cinq parties concernées ou qu'un régime de coopération soit instauré.

La Russie proposait en conséquence la création d'un condominium instaurant l'exploitation égale et commune de toutes les ressources de la Caspienne.

Cette proposition était relayée par l'Iran qui, avec 1146 km de côtes, possède ainsi que l'Azerbaïdjan avec 825 km, une moindre longueur de côtes que les autres États riverains4. Cependant, Azerbaïdjan et Iran, de leur côté, plaident pour une zone d'eaux territoriales de 45 miles pour chacun des États riverains, soit beaucoup plus que les 12 miles prévus par le droit international quand il s'agit d'une mer.

Depuis la découverte de nouvelles réserves d'hydrocarbures au large des côtes russes, la position de Moscou a sensiblement évolué en faveur de l'option mer. Le 6 juillet 1998, les autorités russes signent un accord bilatéral avec le Kazakhstan, puis le 9 janvier 2001 avec l'Azerbaïdjan sur une division de la Caspienne selon une ligne médiane. En 2002, elles signent deux autres accords avec ces pays sur l'exploitation de plusieurs champs offshore mitoyens.

Par ces textes, la Russie avalise la partition de facto des réserves de la Caspienne et s'aligne donc maintenant sur la position du Kazakhstan et de l'Azerbaïdjan. Le 14 mai 2003, elle pérennise sa position en signant un accord tripartite avec ces deux pays sur le partage des richesses du nord de la Caspienne en fonction de la longueur des côtes respectives, ce qui donne une part de 18 % à l'Azerbaïdjan, 19 % à la Russie et 27 % au Kazakhstan. L'Iran et le Turkménistan s'opposent à cette partition de fait et contestent à l'Azerbaïdjan ses droits sur plusieurs zones offshore.

b. Azerbaïdjan, Kazakhstan

Ces deux nouveaux riverains défendent la thèse selon laquelle la Caspienne est une mer fermée à laquelle s'applique le droit international de la mer réglementé par la Convention des Nations unies de 19825 et revendiquent, comme étant les leurs, les fonds de la Caspienne tels qu'ils avaient été délimités en 1970 par le ministère soviétique du Pétrole, donnant au découpage le nom de « division de principe ».

c. L'Iran

Pour l'Iran, le régime juridique est bien celui d'un lac, précisé par les traités de 1921 et 1940. Le contentieux frontalier porte notamment sur le champ d'Alov dont les droits d'exploitation ont été concédés en août 1998 par l'Azerbaïdjan à un consortium international dirigé par BP. En juillet 2001, Téhéran fait arraisonner, par un navire de guerre, deux bateaux d'exploration pétrolière de ce consortium, estimant qu'ils se trouvaient dans ses eaux territoriales, cet incident ayant pour conséquence de suspendre sine die les prospections engagées par la compagnie britannique.

d. Le Turkménistan

Nouvel État riverain de la Caspienne comme l'Azerbaïdjan et le Kazakhstan, il mène depuis 1991 une politique autonome et a une position moins tranchée. Il s'est d'abord aligné sur le point de vue des nouveaux États indépendants, pour finir par s'accorder avec l'Iran et la Russie, le 12 novembre 1996, sur une proposition de statut reconnaissant aux pays riverains une zone d'eaux territoriales de 45 miles où chacun disposerait de droits exclusifs sur les hydrocarbures, le reste de la Caspienne étant territoire commun.

A l'instar de l'Iran, le Turkménistan conteste à l'Azerbaïdjan ses zones de prospection offshore, notamment les exploitations gazières autour du champ de Chirag.

Aujourd'hui, avec le ralliement de la Russie à la position du Kazakhstan et de l'Azerbaïdjan, l'Iran et le Turkménistan sont en minorité pour défendre la partition de la Caspienne en parts égales.

L'autre sujet de discorde entre les pays riverains réside dans la réglementation à adopter pour le passage des oléoducs au fond de la mer. Ainsi, la Russie s'accorde, depuis mai 2003, avec l'Azerbaïdjan et le Kazakhstan sur un partage de la Caspienne selon une ligne médiane; cependant, elle soutient que l'accord de l'ensemble des cinq pays est indispensable pour le passage des oléoducs sous-marins alors que l'Azerbaïdjan, le Kazakhstan et le Turkménistan estiment que l'accord du seul pays traversé par les tubes est nécessaire. La conséquence de ces divergences est que les pays riverains continuent à développer dangereusement leur flotte de guerre.

B. Des discussions sans fin

Dix-huit ans après la chute de l'empire soviétique, aucun traité sur le statut de la Mer Caspienne n'a été signé entre les cinq pays riverains. Ce vide juridique constitue le principal obstacle au plein développement des immenses ressources hydrocarbonées que renferme le sous-sol du bassin caspien.

Après deux décennies de propositions, de contre-propositions, de demandes, de surenchères et de discussions de marchands de tapis, la 25ème rencontre du groupe de travail des États riverains de la Caspienne, qui s'est tenue à Moscou le 14 avril dernier, semblait avoir ouvert la voie à une solution.

Les débats ont été largement dominés par Mehdi Safari, vice-ministre des Affaires étrangères iranien, et son homologue russe, Alexeï Borodavkine. Rappelant l'importance que ce sujet a aux yeux des chefs d'État des pays riverains, Mehdi Safari a plaidé en faveur d'une accélération des discussions afin de parvenir rapidement à un accord ouvrant la voie à une meilleure et plus grande coopération entre tous les pays riverains du bassin caspien.

De son côté, Alexandre Golovine, ambassadeur itinérant russe, se montrait optimiste en estimant que l'accord était en très bonne voie. L'optimisme d'Alexandre Golovine dissimulait mal cependant les problèmes encore en suspens - le partage des fonds sous-marins et la délimitation des eaux de surface -, problèmes qui sont à l'origine du blocage du dossier depuis 1991.

D'un côté, l'Iran estime que la mer Caspienne devrait être équitablement partagée (fonds et eaux de surface) entre les cinq pays riverains ; chaque pays se verrait ainsi attribuer 20%. De l'autre, la Russie défend la position d'un partage basé sur la longueur des littoraux respectifs. Avec ce calcul, l'Iran ne recevrait plus qu'entre 12 et 14% des eaux et des fonds de la mer Caspienne.

Sous la férule de son fantasque leader, feu Saparmourad Niazov, le Turkménistan n'a cessé, au gré des humeurs du « Turkmenbachi », d'osciller entre positions russe et iranienne. Les résultats des audits internationaux chargés d'estimer les réserves énergétiques du Turkménistan ayant propulsé ce pays au 2ème rang mondial des producteurs de gaz, le président Gurbanguly Berdimuhammedov, successeur du président Niazov mystérieusement décédé fin 2006, vient de rallier la position russe, avec pour conséquence un affaiblissement de la position iranienne.

Bien que rien de concret ni de définitif ne soit sorti de la rencontre de Moscou, il y a certains signes qui indiquent que la position iranienne semble moins figée que par le passé. Derrière une rigueur toute de façade - « il n'y a et n'y aura aucun changement dans la position iranienne6 » - Mehdi Safari explique que les discussions devraient permettre un rapprochement des différentes propositions. Le troisième sommet annuel des États riverains qui se tiendra à Bakou d'ici à la fin de l'année devrait permettre aux observateurs d'y voir un peu plus clair dans ce dossier complexe.

Selon le ministre des affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov, les « positions évoluent favorablement et le seul problème en suspens concerne la délimitation des eaux de surface et la répartition des fonds sous-marins de la partie méridionale de la mer Caspienne7 ». En mentionnant ainsi la partie méridionale du bassin caspien, Sergueï Lavrov envoie un signal sans ambiguïté aux Iraniens. Alexandre Golovine rappelle en effet que la Russie, l'Azerbaïdjan et le Kazakhstan ont approuvé et déjà signé un accord sur la délimitation et le partage de la partie septentrionale du bassin caspien.

Avec un Turkménistan manifestant ouvertement sa volonté de sortir de l'impasse qui paralyse l'exploitation de ses ressources et sur le point de basculer en faveur du camp russe, Moscou isolerait ainsi Téhéran. Les autorités iraniennes, soucieuses elles aussi de pouvoir exploiter leurs ressources, pourraient être rapidement contraintes à réviser leur position et à se dire qu'une certitude immédiate sur les 12 à 14% des ressources de la mer Caspienne est préférable aux hypothétiques 20% qu'elles revendiquent.


C. Le sommet informel du 11 septembre

Les chefs d'État des pays riverains, à l'exception notable de l'Iran qui n'était pas invité, se sont retrouvés le 11 septembre au Kazakhstan, dans la ville portuaire d'Aktau, pour un sommet « informel » pour discuter de la mer Caspienne. Les autorités iraniennes ont immédiatement exprimé leur indignation. Le ministre des Affaires étrangères iranien, Manuchehr Mottaki, estime que « ce sommet viole les accords précédents qui stipulent que toute décision relative à la mer Caspienne doit être prise à l'unanimité des pays riverains8 ».

Pour Federico Bordonaro, analyste associé au groupe italien d'études des risques, Equilibri, « les Iraniens craignent avant tout la reconstitution autour de la Russie d'un bloc des anciennes républiques socialistes soviétiques qui permettrait à cette nouvelle alliance de dicter sa loi sur la Caspienne9 ». Une autre explication possible à la non invitation de l'Iran à ce sommet tient à la position délicate de l'Iran sur la scène internationale.


Conclusion

Empêtré depuis deux décennies dans les méandres de discussions sans fin, le dossier du partage de la mer Caspienne ne semble pas prêt d'être résolu. Et au vu des derniers développements internationaux - Assemblée générale des Nations unies et sommet du G 20 de Pittsburg - il se pourrait qu'il prenne maintenant une toute autre dimension.

En réalité, l'initiative russe du sommet informel du 11 septembre, ressemble à une partie de billard à plusieurs bandes. D'un côté du tapis vert, les États-Unis, soucieux, avec de nombreux pays occidentaux, de mettre un terme à l'aventure nucléaire iranienne. De l'autre, la Russie désireuse de pérenniser le transit par son territoire des flux énergétiques caspiens et centrasiatiques.

Anticipant de quelques jours l'annonce officielle par le président Barack Obama de l'abandon de l'initiative américaine de missiles en Europe de l'Est, le président russe Dimitri Medvedev, en échange de son rapprochement avec les Occidentaux sur le dossier nucléaire iranien, se donne les moyens d'engranger les dividendes de ce nouvel épisode géopolitique.

En rejoignant à pas comptés le camp des pays favorables aux sanctions internationales contre l'Iran, il offre aux États-Unis et à leurs alliés une formidable opportunité sur ce dossier. La Chine, désormais isolée dans son « soutien tacite » à Téhéran, sera plus facile à manœuvrer dans le cadre du Conseil de sécurité de l'ONU.

En tout état de cause, le troisième sommet annuel des chefs d'État des pays riverains de la mer Caspienne, prévu à Bakou pour la fin de l'année risque d'être des plus intéressants, si ce n'est des plus animés.

Par le lieutenant-colonel (e.r) Renaud FRANÇOIS
Chercheur associé à l'ESISC
Le 23 octobre 2009 sur
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1 Cf. http://www.esisc.org/documents/pdf/fr/turkmenistan-la-revelation-doctobre-421.pdf

2 Assemblée générale des Nations unies, 1994

3 Cette déclaration implique le respect du statut hérité des accords soviéto-iraniens de 1921 et 1940, autrement dit le partage de la mer Caspienne entre la Russie et l'Iran, jusqu'à ce qu'un accord soit signé par les cinq parties concernées ou qu'un régime de coopération soit instauré.

4 Azerbaïdjan; Kazakhstan 2 320 km; Russie 1460 km, Turkménistan 1200 km.

5 http://www.un.org/french/law/los/unclos/closindx.htm

6 http://www.energy-daily.com/reports/Analysis_Caspian_division_inches_forward_999.html

7 Ibid.

8 http://www.rferl.org/content/Caspian_Summit_Opening_In_Kazakhstan_But_Iran_Not_Invited/1819715.html

9 Ibid.

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